Éditions Verdier
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Voici
une œuvre qui m'a beaucoup touchée : en lisant le titre, Un
petit garçon sur la plage, je me doutais qu'il serait question de la
photo du petit Aylan, l'enfant syrien retrouvé mort sur une plage de
Turquie. Il est d'ailleurs terrible de se dire que ces mots « petit
garçon sur une plage » plutôt que de m'évoquer des jeux de
sable et des rires éveillent en moi des images de mort et de
tragédie. Images avec lesquelles on vit, consciemment ou non.
Dans
le roman, le narrateur est un homme qui a tout pour être heureux :
une femme et deux enfants qu'il aime, un emploi, une petite vie
tranquille qui semble le contenter. Il sait que le monde n'est pas
rose mais il le traverse plutôt bien que mal. Un homme sachant
garder ses distances par rapport à une réalité agressive et laide.
Un homme pas concerné.
« C'est
un homme doux, effacé, un homme à qui la vie n'a pas fait de bruit
et qui lui-même n'en a pas fait beaucoup… C'est un homme doux,
effacé, un homme qui n'entretient avec le monde et sa propre vie que
des rapports de bon voisinage. Un homme en lisière des choses. Qui
les regarde passer, le frôler, derrière un infranchissable voile
d'indifférence. »
Et
puis, un soir d'été, en sortant du travail, sa famille étant
partie avant lui en vacances, il entre, un peu désoeuvré,
dans une salle de cinéma. Il ne sait pas trop bien ce qu'il va voir.
Sans les siens, il est un peu perdu et se laisse guider par le
hasard. Le film commence. L'histoire ne le passionne pas, il n'aime
pas la science-fiction. Soudain, pourtant, une scène le saisit :
un petit garçon est pris par les flots. Le narrateur sent en lui
naître une émotion qu'il va avoir du mal à contenir et qui va
envahir progressivement tout son être tel un raz de marée. Lui qui
se croyait à l'abri, soudain, il flanche, la carapace cède,
l'enveloppe se déchire, il est submergé par une émotion intense,
happé.
Et
il pleure.
« Il
y a d'abord, et seulement, ce brusque influx de chaleur, loin à
l'intérieur de lui, quelque part, un embrasement spontané de
quelque chose au fond du ventre, un point, une torsion incandescente,
qui peu à peu remonte la colonne de son corps comme un relent de
lave chaude et bilieuse… Une liquéfaction de l'intérieur,
et qui le pétrifie dans son fauteuil, les yeux rivés à l'écran
qui se mettent à bourdonner, quelque chose qui appuie derrière les
globes, glisse sous les os des épaules, du crâne, saisit et serre
la nuque, l'immobilise en dedans, comme s'il était coulé soudain de
l'intérieur dans une lourde pâte tiède de béton qui prend. »
Lui
qui se croyait à l'abri du tumulte du monde se prend la vague en
pleine figure, violemment, au point, au sortir de cette salle de
cinéma, de n'être plus le même homme.
Et
son regard sur le monde et sur les siens aura à jamais perdu
l'insouciance qui était la sienne avant.
Plus
tard, c'est l'image du petit Aylan qui le heurtera de plein fouet, le
poussant définitivement loin de toute certitude, de toute permanence, dans un monde où les enfants meurent sur les plages plutôt que d'y
jouer.
« De
quels fantômes, de quelles fêlures sommes-nous les hôtes ? »
Quel
fardeau portons-nous chaque jour sans en être conscients, nous
croyant heureux et intouchables, chanceux et invulnérables ? Et
pourtant…
Pourquoi,
alors que je ne savais rien de ce livre, le titre m'a-t-il portée
vers la mort plutôt que vers la vie, l'été, les vacances, les
pâtés de sable ? Pourquoi, lorsque l'on me dit « petit
garçon sur la plage », me vient immédiatement à l'esprit une
image insoutenable, un fait insupportable qui n'a a priori en rien
changé ma vie, qui ne m'empêche pas de rire et d'être heureuse ?
Je
crois qu'au fond la réalité est tout autre : nous nous croyons
protégés par nos écrans, espèces de filtres, de remparts derrière
lesquels nous découvrons, bien tranquillement croyons-nous, les
horreurs du monde.
Et
pourtant, il n'en est rien.
Nous
sommes tous comme le narrateur porteurs ignorants d'une insupportable
réalité et l'on croit pouvoir faire avec .
Mais,
encore une fois, il n'en est rien.
Appuyer
sur le bouton pour faire disparaître l'image ne suffit pas. La
réalité s'est immiscée.
Et
rien n'est plus pareil.
Il
est trop tard.
« Des
images on ne ressort pas, ni ceux qui les habitent, ni ceux qui les
regardent. »
Un
très beau texte dont l'écriture est du côté de l'obsession, du
ressassement, de la répétition pour plusieurs raisons, je pense.
Peut-être parce que décrire dans les moindres détails
l'inacceptable permet d'en prendre conscience, et il faut du temps
pour cela.
Peut-être cela donne-t-il aussi le sentiment de pouvoir
circonscrire l'impensable, « admettre » l'inadmissible,
l'enfermer, le juguler, le dompter. Que sais-je ? Il est là
mais comme prisonnier des mots qui l'enferment. C'est peu face à
l'effroi, à la sidération qui est la nôtre mais c'est déjà ça.
Les mots « couchent » la réalité. Peut-être
espère-t-on la dominer ainsi...
Mais
la prose de Pierre Demarty traduit aussi très justement les
sentiments, les émotions qui arrivent par vagues successives, que
l'on croit maîtriser mais qui finalement, à force de va-et-vient,
nous emportent, nous creusent, nous rongent, comme un raz de marée.
Enfin,
cette écriture de l'énumération se fait aussi le reflet d'une
information qui nous arrive de partout, nous assaille sans que soit
opéré aucun tri, dans un vrac insupportable qui tend à tout mettre
sur le même plan.
Beaucoup
de sensibilité, donc, dans ce roman qui dit toute la souffrance
s'emparant d'un être et le faisant brutalement basculer vers une
autre façon de voir le monde et d'être père. Poignant.
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