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lundi 12 février 2018

rien à voir avec l'amour de Claire Gallen


Éditions du Rouergue
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

- Tu es dispo ?
Bien sûr que Sandra est dispo, elle l'est toujours pour Samuel, il peut l'appeler quand il veut, où qu'elle soit, il peut la harceler jusqu'à ce qu'elle décroche. Elle décrochera. Elle ira jusqu'à lui, elle l'attendra s'il le faut, le cherchera, l'espérera. Plusieurs fois par jour, elle regardera, anxieuse, l'écran de son portable pour voir s'il n'a pas laissé de message. « C'est moi qui suis à sa disposition, c'est moi qui attends, qui dis oui, c'est moi qui suis prête, quand il demande, pour ce qu'il veut. »
De l'amour ? Une espèce d'amour fou ? Oui, on pourrait dire ça comme ça , mais est-ce si simple ?
Depuis longtemps, presque quinze ans, Samuel est l'amant de Sandra, un amant-aimant (au sens plus magnétique que sentimental du terme… quoique...)
Alors qu'elle venait d'épouser un certain Rodolphe, pour qui elle avait dit oui à tout, même à l'achat d'une vieille bâtisse en ruine dans la campagne (« la maison du bonheur, comment pourrais-je dire non ? ») et au fait d'avoir des enfants sans tarder (elle qui n'avait pas fini ses études...), elle a vu un jour arriver Samuel, un ami d'enfance de Rodolphe.
Elle se tenait au jardin, il s'est avancé en caressant de la main les herbes hautes, l'a balayée du regard et a demandé : « Il y a quelqu'un ? »
C'est peut-être à ce moment précis, dont les images resteront à jamais gravées en elle, qu'elle s'est dit qu'elle n'était peut-être déjà plus « quelqu'un ». Elle avait trop dit oui, trop renoncé et si ce type un peu vulgaire n'était pas tout à fait son genre, il représentait l'échappatoire, un petit espace permettant une fuite possible. Une ouverture quoi, dans laquelle s'engouffrer. A corps perdu, comme on dit, sans limites. Se donner, être avec l'autre et avoir le sentiment d'être là où on doit être : « Il dit Sandra, et je sais, quel que soit l'avenir, que rien n'égalera jamais le contact de cette main qui enserre ma hanche, cette présence qui ralentit le temps, et me donne le sentiment aigu d'être enfin à ma place. »
De l'amour ? Ou un sentiment qui n'aurait rien à voir avec l'amour ? Difficile de savoir. Sandra le sait-elle qui parle peu, plongée qu'elle est souvent dans l'immédiateté de l'instant ? Un vol d'oiseau, le souffle tiède du vent, le détail d'une façade retiennent toute son attention. Le présent emplit son être, lui interdisant un retour vers un passé douloureux ou vers un avenir très incertain.
Mais jusqu'où peut-on aller par amour ? Voilà, au fond, la question que pose ce roman troublant, fascinant que j'ai lu comme une tragédie, celle d'une femme prise au piège d'un premier homme qui l'enferme dans une vie dont elle ne veut pas et finalement, d'un deuxième homme auquel elle s'accroche aveuglément - ne dit-on pas que l'amour est aveugle ?- dont on se demande au fond s'il est fait pour elle, s'il pourra lui permettre d'être heureuse (car c'est un peu ça le but, dans la vie, non?)… N'est-elle pas en train de quitter Charybde pour Scylla ?
Parce qu'en effet, ce Samuel - et c'est ça qui est génial, si complètement vraisemblable ! - n'a rien de franchement attirant.
Propriétaire d'une boîte de nuit ringarde dans les faubourgs d'une grande ville, homme à femmes, vulgaire, grossier, violent, il a tout d'un individu assez détestable. Or, c'est lui qui est arrivé au moment où Sandra plongeait, s'effaçait, sombrait doucement. Alors, elle l'a suivi, prête à tout pour lui. Jusqu'où ?
Quinze ans après ce coup de foudre et le divorce qui a suivi, l'ex-mari revient. Pourquoi ? Que cherche cet homme friqué qui a fait carrière à Paris ? Pourquoi veut-il revoir Sandra, pourquoi est-il si inquiet ? Que cachent-ils au fond tous les trois, le mari, l'amant, la femme ? Quel est leur lourd secret qui les empêche de vivre ? « Rodolphe me cherche. Il veut me parler. Cela devait finir par arriver. Quatorze ans - qu'ai-je fait d'autre qu'attendre, depuis ? »
Ce récit, tout en tensions, en non-dits, en silences et resserré sur sept jours  (du 8 juillet au 14 juillet) plonge le lecteur dans un univers très sombre où le malaise est, dès les premières pages, immédiatement palpable : quelques indices, bribes d'info vont progressivement faire émerger un passé terrible, des faits tragiques, des fantômes que l'on cherche à oublier en les enfouissant au fond de soi mais qui refont surface. Le thriller psychologique n'est pas loin, on longe un abîme effrayant et terrible dont on ne soupçonne pas la profondeur...
Claire Gallen est très douée pour mettre en scène des personnages incarnés : ils sont là, on les sent, on les voit, leur humanité ne fait aucun doute, leur réalité non plus, serais-je tentée de dire. A travers un détail évocateur, et donc avec une très grande économie de moyens,  un geste, un regard, une démarche, un objet, une parole, l'auteur les place devant nous, les rend vivants. L'écriture est très cinématographique : la boîte de nuit de Samuel, ses néons, sa musique assourdissante, la zone industrielle, j'y suis allée, j'y ai vu Sandra et son sac orange, assise, recroquevillée dans un coin du vestiaire, cherchant Samuel des yeux, comme étrangère à elle-même, dans une vie qui est à peine la sienne et dont on aimerait la tirer.
Qui est Sandra au fond, qui est cette femme qui n'est plus toute jeune et dont on a l'impression que la vie se résume à une errance dans l'ombre de l'autre, le regard tourné toujours vers lui « et qu'importe s'il a fallu vingt ans pour en arriver à cette évidence, l'ombre, la nuit, le reniement, qu'importe le prix à payer, puisque c'est vers Samuel qu'ils tendaient. » ? Une femme comme étrangère à elle-même et à sa vie, qui avance vers le seul point lumineux qu'elle perçoit encore : Samuel. Est-elle une victime ou bien… ?
Et lui ? Se résume-t-il à cet être vulgaire et flambeur, toujours à la recherche d'une nouvelle affaire dans le Sud ou ailleurs ? Pourquoi n'est-il pas parti depuis le temps qu'il en parle ? Qu'est-ce qui le retient ? Quel est son secret ? LEUR secret ?
Un roman terrible qui montre toute la complexité et l'ambiguïté des sentiments humains. J'en suis encore bouleversée, saisie. Quel texte !
A lire ABSOLUMENT !

Rencontre avec Claire Gallen
C'est avec un immense plaisir que j'ai eu la chance de rencontrer Claire Gallen à Alençon (Orne) ce samedi 10 février dans la librairie Le Passage. Toujours très impressionnée par les auteurs, et Claire Gallen en est un, incontestablement (ou une - auteure, je suis un peu perdue avec tout ça…), je tenais serré contre moi mon livre transformé pour l'occasion en hérisson multicolore par des piquants post-it. Bref . Elle était là, parmi nous.
L'oeil malicieux, le sourire aux lèvres, toute simple, directe, franche, super-sympa a résumé ma fille qui m'avait suivie dans l'aventure, elle a présenté à l'assemblée attentive son nouveau roman et nous a fait quelques révélations.
Que nous a-t-elle dévoilé ?
Ah, les secrets d'auteur…
C'est son deuxième roman (mais, ça, ce n'est pas un secret!), le premier - publié aussi chez Rouergue - a pour titre Les riches heures : il est question d'un couple qui après avoir profité de gains exceptionnels dans l'immobilier va devoir vivre autrement depuis que l'homme a perdu son emploi. Pas facile… Ils partent en vacances quand même, se retrouvent dans un petit meublé tristounet et là, un terrible événement va changer leur vie...
Rien à voir avec l'amour est un roman qu'elle a beaucoup retravaillé sur les conseils de son éditrice Sylvie Gracia. En effet, Claire Gallen nous confie amusée qu'elle est prolixe, elle aime écrire, ne compte pas ses mots et … se retrouve soudain avec un volume énorme. Un effort de concision s'impose et l'oblige à supprimer certains passages, trop longs, inutiles ou répétitifs. Elle a par exemple écarté un très long développement dans lequel elle racontait la vie de Sandra et de Samuel, avant. Lorsque je lui demande s'il est facile pour un auteur de retirer certaines pages, elle répond en riant que, dans son métier de journaliste à l'AFP, elle a l'habitude de voir ses articles modifiés par différents relecteurs avant la publication finale. Elle considère d'ailleurs que le métier d'écrivain, ça s'apprend : elle a elle-même participé à des ateliers d'écriture pour acquérir des techniques.
Et puis parfois, ajoute-elle, et peut-être est-ce le plus dur, il faut rechercher le mot juste qui peut remplacer à lui tout seul une ou deux phrases. Claire Gallen a le souci du mot précis, celui qui convient exactement à ce que l'on veut exprimer.
Elle dit son texte à haute voix (a-t-elle un « gueuloir » ? J'ai oublié de le lui demander.)
Le texte est ainsi retravaillé. L'auteur est sévère, ne laisse rien passer. Il faut aussi éviter les clichés : le personnage qui s'étonne en faisant un rond avec sa bouche, ça ne passe pas. On n'est pas dans la caricature, l'effet marqué. Il faut le dire autrement. Et puis parfois, il n'est pas nécessaire de dire, il suffit de faire sentir, par un détail, comme en passant. Toujours rechercher l'économie de moyens, le moins qui en dit le plus, une espèce d'écriture de la litote. Pas facile lorsque les mots coulent du stylo...
Très vite, dès le début du roman, elle a souhaité planter le décor : il fallait que le récit s'ouvre sur la nuit, sur des gens qui ont vécu, dans une boîte de nuit qui a vécu elle aussi, il faut que ça sente l'usure, la fatigue, l'impression d'être au bout.
A la question « Qui est Sandra ? », elle répond que c'est une femme qui vit dans le présent, un présent dont, d'une certaine façon, elle est prisonnière. Incapable de se projeter dans l'avenir, elle semble dépendre des sensations qui sont les siennes, à chaque minute. Une espèce d'étrangère comme Meursault. (D'ailleurs, plus j'y pense, plus je vois de points communs entre Meursault et Sandra : à creuser)
Quant au sujet de l'oeuvre, finalement, il se résume à cette phrase : jusqu'où peut-on aller pour un amour qui n'en est peut-être plus un ? Claire Gallen a voulu placer un personnage sous l'emprise d'un autre et voir jusqu'où il pouvait aller, ON pouvait aller. Car, comme je le dis dans mon article, les personnages sont vrais, on les voit, on les sent, on les rencontre. D'ailleurs, lors de l'échange avec l'auteur, tandis que je venais de poser une question sur le personnage de Sandra, une dame de l'assemblée m'a dit : « Mais c'est un roman! » Oui, c'est un roman, mais avec des personnages tellement faits de souffrance et de passion, de désespoir et de folie qu'ils en sont humains. Croyez-moi, je les ai rencontrés...
Où se passe l'action ? La ville n'est volontairement pas nommée mais on reconnaît Le Havre, une ville qui après la guerre a su tourner la page, a su redémarrer, se reconstruire sur ses ruines au point de devenir un lieu prisé, un lieu touristique. Véritable personnage de l'histoire, c'est une ville qui a su avancer, contrairement à Sandra qui erre sans trouver d'issue pour se reconstruire.
L'auteur explique qu'elle est retournée sur les lieux pour noter toutes les transformations qu'a subies Le Havre : elle souhaitait que tout fût vrai dans sa description.
Une autre question lui est posée : c'est incontestablement un roman bien noir, alors pourquoi ne pas le publier au « Rouergue noir » ? Claire Gallen avoue qu'elle ne l'a pas envisagé, l'éditrice non plus a priori, et on peut le comprendre : oui c'est sombre, oui il y a une très forte tension, oui, à bien y réfléchir, on n'est pas loin du thriller psychologique, mais il n'y a pas d'enquête à proprement parler sinon celle que le lecteur tente de mener sur des personnages difficiles à cerner parce que très humains, trop humains. L'auteur en profite pour nous révéler qu'elle adore les romanciers américains comme Raymond Carver (Tais-toi, je t'en prie, Les vitamines du bonheur, Parlez-moi d'amour) et Laura Kasischke (À Suspicious River, Un oiseau blanc dans le blizzard, Esprit d'hiver), chez lesquels une petite phrase, en fin de chapitre si possible ou même, encore mieux, à la fin du roman, permet de tout comprendre, de mettre en lumière ce qui a été caché, ce qui hante les personnages, et qui motive leurs actions. Oui, on voit bien pourquoi Claire Gallen aime ces romanciers.
Et puis, plus tard, quand tout le monde est parti, on a pu échanger sur nos coups de coeur littéraires : elle m'a conseillé le livre d'Agnès Riva : Géographie d'un adultère que je me suis empressée de lire le soir même en rentrant et qui fera l'objet du prochain article…
Nous avons aussi parlé de nos gamins respectifs… et là-dessus, voyant que nous étions intarissables, le libraire a rappelé à son invitée l'heure de son train. Il faisait froid à Alençon samedi, il pleuvait, on piétinait dans la boue tellement il y a de travaux, mais j'avais le coeur léger d'avoir pu rencontrer un écrivain dont on reparlera, j'en suis certaine !

Merci, Claire Gallen, d'être venue jusqu'à nous !

                        

                        

2 commentaires:

  1. Merci Marie-Laure pour cette fine et belle critique, et au plaisir de vous revoir, à Alençon ou ailleurs... ces pauvres Sandra et Samuel, j'ai quand même bien envie de les défendre, parce qu'ils sont humains après tout, malgré leurs horribles défauts...
    Claire Gallen (qui ne sait pas se créer un profil à son nom)

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