Éditions Verticales
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Bon,
commençons par le commencement : ce livre est né d'une
résidence d'écrivain qui a eu lieu en 2015 à l'Université Paris
Nanterre auprès d'étudiants en master 2 Métiers du livre. Le sujet
portait sur « la question de la critique littéraire envisagée
comme une écriture de création à part entière ». (Oh, comme
ça m'aurait intéressée… j'aimerais parfois retourner sur les
bancs de l'école...)
Que
ce sujet ne vous effraie pas : ce roman, plein d'humour, pose un
regard acéré et satirique sur l'état de la critique littéraire et
les difficultés de la presse écrite qui se voit un peu délaissée,
notamment par les jeunes ultraconnectés qui, s'ils ont l'idée
d'acheter un livre, consulteront plus facilement Internet (les blogs
- très bonne idée, je ne peux que les encourager…- , les sites de
lecteurs ou les vidéos de booktubers.)
Les
chiffres sont là, la critique maintenant passe moins par les
professionnels que par n'importe quel quidam qui poste son avis
pour inviter les lecteurs à partager son coup de coeur ou bien, au
contraire, leur permettre de faire une économie substantielle d'une
vingtaine d'euros. Est-ce à dire que la critique s'est
démocratisée ? Il y a certainement un peu de ça, c'est
évident...
« BettieBook »
est justement le nom du site d'une jeune et jolie lectrice
booktubeuse, Bettie Leroy, passionnée par les livres, notamment les
dystopies et dont les critiques sont lues par un nombre incalculable
de followers. (Ah, il va falloir vous habituer à une langue
branchée! Moi, j'interroge régulièrement mes propres gamins sur le
sens de certains termes et une fois que j'ai compris à quoi ça
renvoie, il faut qu'on m'explique... à quoi ça sert !)
L'autre
personnage se nomme Stéphane Sorge : il est critique littéraire
« papier et TV » (quel ringard!): il écrit dans Le Monde
des livres, Books, Paris Première, Livres Hebdo, les Échos
week-end, Télé 2 semaines et Lovely Lady (pour ces deux derniers,
sous pseudo), il est invité à droite à gauche à des dîners
mondains et littéraires dans des lieux prestigieux, fréquente les
Salons du livre, participe, en tant que juré, à des prix
littéraires, rencontre des auteurs, des attachées de presse avec
lesquelles il couche, reçoit des services de presse en pagaille
qu'il n'ouvre pas, les revend chez Gibert dès qu'il peut et lit
parfois un peu vite les livres dont il parle…
Il
fait aussi un peu de télé...
Il
gagne 2700 euros net par mois « toutes piges confondues ».
Quand
il a le temps et besoin d'arrondir encore un peu ses fins de mois, il
devient nègre.
Portrait
peu flatteur s'il en est...
Un
jour, sa chef de service du Monde des livres lui demande de faire un
reportage sur « les booktubeurs et les influenceurs
littéraires du web. »
Un
monde totalement inconnu pour lui.
C'est
là qu'il découvre BettieBook. C'est une booktubeuse influente.
« Plus
on la voit, plus elle vit. Plus on s'abonne à sa chaîne,
plus elle existe. Elle est un média, l'actualisation sans fin d'un
corps et d'un discours. Elle est BettieBook. »
Il
la rencontre lors du Salon du livre de Noël. Elle répond en toute
simplicité à ses questions : non, elle ne le connaît pas, n'a
jamais entendu parler de lui. Elle aime partager sa passion avec ses
abonnés qui sont un peu ses amis, elle travaille dans un salon de
bronzage parce que ses vidéos ne lui rapportent rien. Quand il lui
demande :« Qu'est-ce
qui te rend heureuse ? », elle répond: lire. Il lui pose
la question qui le hante : « Tu lis Le
Monde des livres ? » Elle dit: « Non, je
l'habite, lol. » Il dit : « Pardon ? »
Elle dit : « Ben oui, j'habite le nouveau monde des
livres. Pas l'ancien où tu travailles. » Il pense : «
Tu vas le payer. » Il dit : « Tu manques pas
d'humour! » Elle dit : « Ben les auteures
d'aujourd'hui, c'est nous. La preuve, t'es là pour moi. »
Oh,
que c'est dur, oh, que ça fait mal… C'est la chute. Il faut
redescendre sur terre, quitter le piédestal : les temps ont
changé.
Notre
critique dort mal, « il pense à la fille qui lui a rappelé
sa condition de vieux exerçant un métier de vieux sur un support de
vieux. » Il finit par s'abonner à sa chaîne Youtube.
Alors
qu'il se voit sombrer petit à petit, elle grimpe dans l'audience, il
descend, elle monte, plus haut, toujours plus haut : « Ses
revenus à lui ont baissé de 27 % en une année. Sa notoriété
à elle a crû de 200 % en six mois. Il se sent en bout de
course. Elle réfléchit à de nouvelles opportunités
professionnelles, aimerait être repérée par un
YouTube-manager qui lui trouverait des plans. Il se demande comment
il va joindre les deux bouts pour les fêtes de fin d'année, songe à
un crédit conso chez Cetelem. Elle se fixe l'objectif des 60 000
abonnés pour Noël. Ses cheveux à lui sont ternes. Jamais elle ne
s'est sentie aussi belle, aussi Bettie, autant BettieBook. Son
avis a moins de poids dans les prix littéraires où il tapine. Elle
envisage de postuler au jury du prix Orange de la
Nouvelle numérique. Il a envie de vomir alors qu'il passe le
portique de sécurité de la télé. Elle sait au plus profond
d'elle- même qu'elle ne restera pas longtemps végéter à Melun
chez So'leil. Ses vidéos le fascinent. Elle pense que les vieux
médias doivent mourir. »
Stéphane,
notre pauvre critique déchu en voie de fossilisation, rumine. Un
sombre désir de vengeance s'empare soudain de lui : que va-t-il
pouvoir faire pour ralentir la folle ascension de Bettie ? Quel
beau croche-pied inventer pour qu'elle se vautre ?
Attention,
le pire est possible quand on n'a plus grand-chose à perdre...
Frédéric
Ciriez à la fois auteur et critique pose le problème des mutations
de la critique littéraire dans un roman où la rencontre, que
dis-je, la collision fracassante et explosive de deux mondes, deux
milieux complètement opposés produit un décalage vraiment très
drôle. Par exemple, l'univers actuel des youtubeurs est rendu de
façon extrêmement réaliste, notamment à travers l'emploi de leur
jargon que notre critique Stéphane ne connaît absolument pas :
une initiation s'impose ! Choc générationnel hilarant !
Mais
ce roman peut aussi être lu aussi comme un roman noir à suspense,
une sorte de thriller où l'on s'interroge jusqu'à la fin (et encore
après - cela devient assez vertigineux même) sur le jeu du vrai et
du faux, des apparences et de la réalité, de la superficialité et
des profondeurs. On bascule lentement mais sûrement dans la pire des
dystopies. Belle mise en abyme !
Cela
dit, derrière le côté fantaisiste et cocasse, le propos est
étourdissant de lucidité, de justesse et pose des questions
essentielles : « la critique est-elle dans un état
critique ? » pour reprendre les mots mêmes du roman,
y a-t-il vraiment une ancienne et nouvelle critique ? comment
les définir l'une et l'autre ? s'opposent-elles vraiment ou
bien se complètent-elles ? y a-t-il un lien entre le fond (la
critique elle-même) et la forme (le support employé) ? à qui
s'adressent-t-elles ? parlent-elles des mêmes livres ?
l'une est-elle plus « honnête » que l'autre ? cette
mutation de la critique est-elle le reflet même d'une mutation de la
littérature ?
Allez,
je vous laisse réfléchir à tout cela !
Un
bon moment de lecture en tout cas !
c'est noté !
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