Éditions Gallimard
Il y a quelques années, j’avais
lu, dans un magazine, un terrible fait divers : dans un quartier huppé de
New-York, une nourrice avait assassiné les deux enfants qu’elle gardait alors
qu’ils prenaient leur bain. Terrifiant. Quelques photos de cette femme tenant
dans ses bras les deux enfants au visage flouté illustraient l’article. Et je
me souviens précisément ce qui avait particulièrement retenu mon
attention : des photos de vacances, suggérant une certaine proximité voire
intimité entre la nourrice et la famille. Comment était-ce possible d’en
arriver là ? Je ne comprenais pas.
Dans le livre de Leïla Slimani,
la mère s’appelle Myriam. Elle a fait des études de droit mais finalement n’a
jamais exercé : elle s’est rapidement trouvée enceinte de Mila puis d’Adam.
Si elle a adoré ses premiers mois « cocooning » auprès de ses enfants, consacrant tous ses jours et toutes ses nuits à sa progéniture, elle a senti très vite qu’elle avait besoin de passer à autre chose. « Ils me dévorent vivante », se plaignait parfois celle qui avait fini par éprouver une joie extrême dans le vol de petites bricoles sans valeur au Monop’ du coin ! (Comme quoi, la folie ne guette pas que certains…)
Si elle a adoré ses premiers mois « cocooning » auprès de ses enfants, consacrant tous ses jours et toutes ses nuits à sa progéniture, elle a senti très vite qu’elle avait besoin de passer à autre chose. « Ils me dévorent vivante », se plaignait parfois celle qui avait fini par éprouver une joie extrême dans le vol de petites bricoles sans valeur au Monop’ du coin ! (Comme quoi, la folie ne guette pas que certains…)
Myriam a fait des études
brillantes, elle a envie d’exercer et de retrouver une certaine forme de
liberté. La rencontre d’un ancien condisciple travaillant dans un cabinet
d’avocats va lui ouvrir des perspectives : elle va pouvoir prendre une
activité et cesser de se mettre entre parenthèses. Son mari étant de son côté
fort occupé par son travail, trouver une nourrice va très vite leur sembler la
seule solution possible.
Ils ne veulent pas d’une nounou
ayant encore des enfants en bas âge : elle doit être disponible. Une
nourrice maghrébine qui se mettrait à parler arabe avec Myriam, risquant par là
même de créer une complicité au nom de « la solidarité d’immigrés »,
ne serait pas non plus souhaitable : chacun à sa place.
Leurs désirs étant posés, ils
cherchent. Pas facile de trouver de nos jours une nourrice disponible à
Paris !
Puis, Louise se présente avec son
petit chignon et son col Claudine. Très « propre sur elle ».
Son mari est mort, sa fille de
vingt ans partie : parfait, se disent les parents. C’est celle qu’il nous
faut : « Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne
pourrait soupçonner les abysses. »
Louise est la nourrice
idéale : elle aime les enfants, joue de bon cœur avec eux, raconte mille
histoires, est une cuisinière hors pair, nettoie la maison du sol au plafond.
Discrète, efficace, économe, docile, elle devient très vite indispensable… au
grand bonheur des parents qui en profitent pour s’adonner corps et âme à leur
activité, pour sortir le soir avec un brin de culpabilité vite noyé par
quelques verres de vin et des fous rire.
Louise « assure » :
elle est là de plus en plus tôt, repart de plus en plus tard. « La nounou
est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur
la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton,
un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante. C’est elle
qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir.
Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la
louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur
bonheur familial. On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une
présence intime mais jamais familière. »
Qui est Louise ? Là est la question
essentielle de ce roman terrible et fascinant, de cette tragédie de la vie. Les
parents imaginent à peine qu’elle puisse avoir une vie en dehors de chez eux et
sont très étonnés de la surprendre un jour dans un quartier éloigné du leur.
Ils sont aussi surpris de prendre conscience soudain qu’elle peut, elle aussi,
tomber malade (ah, tiens, j’avais oublié qu’elle était un être humain avec un
corps !). Louise a pourtant eu une vie avant et en a encore une le soir
lorsqu’elle rentre chez elle dans sa banlieue terne et sale, dans son meublé
impersonnel et froid, enfin, une vie, façon de parler…
Et ce pan de l’histoire qui va se
soulever progressivement nous permettra de comprendre le cheminement terrible
de cette femme à travers une vie de privations et de renoncements, de silences
et de souffrances, de sacrifices et de peines, une vie qui l’a dépossédée de
tout, y compris d’elle-même.
Finalement, le seul endroit où
elle existe encore, c’est chez Myriam et Paul : là, sa vie a peut-être
encore un sens, elle se sent chez elle, faisant partie de la famille :
« Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et
douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à
elle. » D’ailleurs, Myriam le lui a dit : « Vous faites
partie de la famille. »
Mais les tensions, les
incompréhensions, les non-dits s’accumulent chaque jour et les enfants
grandissent… Il arrivera un temps où ils n’auront plus besoin d’elle…
Non, Louise n’est pas un monstre
mais une femme ordinaire que la vie a ravagée, a usée jusqu’à la corde, la
vidant de son être, la réduisant à un corps sec et une âme en miettes.
Oui, elle aimait les enfants
qu’elle a tués, oui elle a sombré lentement. Une chute de chaque jour :
toujours un peu plus bas, toujours un peu plus vite. Un siphon qui l’entraîne
vers le fond. Et ce que j’ai trouvé absolument remarquable dans ce roman, c’est
la façon dont l’auteur nous donne à voir cette lente noyade, cette agonie quotidienne,
cet enfoncement inexorable dans les sables mouvants de la détresse, de la
solitude et de la folie jusqu’à l’acte final.
Ce roman pose la question de la
responsabilité. Louise est-elle coupable ? A coup sûr, autant victime que
coupable !
« Tout le monde semblait
avoir quelque part où aller » remarque Louise observant les gens dans la
rue. Elle, « elle n’a jamais eu de chambre à elle ». Alors,
« elle n’a qu’une envie : faire monde avec eux, trouver sa place, s’y
loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud. » Faire partie de
quelque chose, appartenir à quelqu’un. Être, tout simplement.
Face à ce mur qui s’élevait
chaque jour devant elle, un mur épais, infranchissable l’empêchant à tout
jamais de rejoindre les autres, ceux qu’elle aimait, elle s’est retournée
contre eux et contre elle-même.
Un roman magistral très maîtrisé,
une tragédie des temps modernes qui mérite largement le prix qui lui a été
attribué.
Franchement, bravo !
tout à fait d'accord avec vous! un magnifique roman, et finalement, je me suis attachée à cette nounou... et j'ai détesté les parents!
RépondreSupprimerSaisissante histoire malgré certaines outrances qui nuisent à la crédibilité du propos !
RépondreSupprimerMagnifique roman qui, à n'en pas douter, va longtemps me hanter.
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