Éditions des Équateurs
★★★★★ (bouleversant et superbement écrit)
Un
dimanche matin de 2004, Pierre a tué sa femme. Pour une histoire de
coussins. Il y tenait, elle voulait s'en débarrasser. Il l'a
massacrée. Bien sûr, les coussins ont été la goutte d'eau, il a
basculé, il a tué.
L'auteure
connaissait très bien Pierre, il était son cousin.
Un
garçon doux, gentil, avec qui, enfant et adolescente, elle passait
ses vacances. Des souvenirs avec Pierre, elle en a plein. Elle aimait
bien ce cousin. Pour sa douceur et sa gentillesse. Oui, on disait de
lui qu'il était gentil. Pierre est gentil. Il « sourit et ne
se plaint jamais. » Un homme « inapte au conflit »
disait-on aussi.
Lorsqu'elle
apprend la nouvelle, elle a l'impression qu'on lui parle de quelqu'un
d'autre.
Pierre ?
Un
assassin ? Vous plaisantez j'espère.
Elle
se souvient de son mariage, des danses, des rires.
Non,
ça ne colle pas.
Et
pourtant…
Pierre
a tué sa femme, Katia, la joyeuse et pleine de vie Katia, la mère
de ses deux petites filles.
Un
dimanche matin.
La
sidération est sans limites.
La
famille de Pierre est anéantie.
Alors,
l'auteure va tenter de dire à quel point cette tragédie va toucher
de plein fouet tous les membres de cette famille : les parents
de Pierre, le frère, les oncles, les tantes, les cousins. Comme par
un raz de marée, la famille va se trouver emportée par l'indicible,
l'incompréhensible, l'inexplicable. « Son histoire est aussi
la nôtre. »
Mais
peuvent-ils, pour autant, porter le titre de victimes ? Que
sont-ils face à celle qui a été tuée et à sa famille déchirée
de chagrin ? Peuvent-ils oser exprimer leur souffrance ? Ne
doivent-ils pas, au contraire, se taire, se terrer ?
Sans
jamais essayer de remettre en cause la culpabilité avérée de
Pierre, ils vont devoir tenter de comprendre ce qui s'est passé pour
que Pierre en arrive là. Est-il un monstre dénué d'humanité ou
est-il encore un homme, un cousin avec lequel on a passé tant de
bons moments ? Comment se comporter avec ce proche qui est
devenu un étranger tellement son acte est terrible ? Quel est
le rôle de la famille, de ceux qui restent ? Est-il possible de
supporter l'insupportable, d'affronter le pire ?
Ce
récit de Johanne Rigoulot propose un autre point de vue sur un crime
et son auteur : celui de la famille, la famille du coupable.
« La
famille est un organisme vivant. Qu'un seul élément l'intoxique et
le corps entier entre en lutte. »
D'abord,
il y a les bribes d'informations qui parviennent, il faut
reconstituer le puzzle. Les morceaux ne collent pas. On pense à un
accident. Une dispute, une bagarre, une chute. Oui, ce doit être ça,
forcément. Jusqu'à présent, c'était clair : le Bien d'un
côté (le nôtre) et le Mal, ailleurs, dans les faits divers
entendus à la radio, chez les autres. La limite devient floue, la
frontière s'efface. « Ombre et lumière se mélangent en
permanence. »
Et
la vérité se fraie un chemin. Elle n'est pas belle, cette vérité.
Alors,
il faut tenter de comprendre la trajectoire de Pierre, explorer ce
qui a pu l'amener à cette folie, il faut comprendre ce qui fait que
d'autres, dans des situations semblables, évitent le pire. Quelle
est la force qui les retient, pourquoi Pierre, lui, n'a-t-il pas eu
cette force ?
Le
procès place la famille sur la place publique. Il faut expliquer :
qui on est, ce qu'on a vécu, ce qu'était Pierre, ce qu'on sait, ce
qu'on croit savoir, ce qu'on imagine.
La
honte est là, toujours. On est de la famille de l'assassin, il y a
donc quelque chose de pourri au sein de ce clan. On imagine ce que
les autres pensent, la façon dont ils nous voient. On est un proche
du criminel, on a presque un peu de sang sur les mains nous aussi, on
est un peu responsable, on n'a peut-être pas fait ce qu'il fallait,
au bon moment.
« On
fouille les armoires. Ici, pas de place pour la pudeur. » C'est
le grand déballage.
Trois
jugements en quatre ans : le procès, l'appel, la cassation.
Mais au fond, parle-t-on de la même personne ? « J'ai
connu l'homme. Eux rencontrent un meurtrier. » Comment se
parler, comment se comprendre ?
L'auteure
commence un échange épistolaire avec son cousin. « L'homme à
qui j'écris a commis l'impensable.Que dit-on à quelqu'un qui vient
de tuer de ses mains ? Car, oui, on continue à le
considérer en homme, malgré tout, quand le reste du monde vous
incite, naturellement, à l'effacer du vôtre. L'affaire est plus
complexe pour qui la vit. Elle prend du temps. Aucun lien ne se coupe
en une phrase. Aucun patrimoine commun ni aucune mémoire partagée
ne se dissolvent à l'aune de quelques mots, fussent-ils « Pierre
a tué sa femme ». Comme un décapité qui, dit-on, court
encore quelques mètres sans sa tête, on continue à aimer avec la
même chaleur. Sans doute même plus fort, par réflexe de l'âme
puisque l'autre révèle son infinie détresse. »
« Si
j'écris sur lui, autour de lui, c'est qu'il existe encore. »
Dans
ce récit, très fort et très poignant, l'auteure parle de ce
qu'elle a perdu dans cette tragédie qui l'a profondément changée.
Et encore, dit-elle, elle n'était pas aux premières loges
contrairement aux très proches.
Rien
n'est plus comme avant ; le procès réécrit même le passé.
« Ce
temps d'amour et de légèreté ne me sera jamais rendu et,
aujourd'hui encore, j'en reste inconsolée. »
Les
mots qu'elle prononce, pleins d'affection et de pudeur, pleins
d'incompréhension et de tristesse, permettront, elle l'espère,
l'apaisement. Ils sont les mots que Pierre n'a pas eus, qu'il n'a pas
su trouver pour parler avec sa femme, qu'on ne lui a peut-être pas
appris.
Ils
sont ce qui peut les sauver.
Un
texte bouleversant et superbement écrit.
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