Éditions Gallimard
« On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des
romans » Camus, Carnets.
Passionnant ! C’est vraiment
le mot qui me vient à l’esprit au sujet de cet essai que je viens de terminer
sur le livre d’Albert Camus : L’Étranger.
Un énième commentaire de
texte ? Non, pas du tout ! Le projet d’Alice Kaplan est simple :
écrire une biographie, non de l’auteur mais du livre lui-même. Autrement dit, en raconter sa genèse et le suivre
pas à pas : de sa création à sa publication bien compliquée en 1942 sous
l’Occupation nazie jusqu’aux premières et parfois très surprenantes réactions
du public.
En 1937, Camus rédige un roman
intitulé La Mort heureuse :
un certain Patrice Mersault tue un ami puis le vole. Les personnages et les
lieux sont nombreux. L’écrivain s’interroge sur la condition humaine et la
beauté des hommes et du monde. Il envoie le manuscrit à Jean Grenier, son
ancien professeur de lycée, qui le critique sévèrement au point que le jeune
homme s’interroge sur son avenir d’écrivain.
Qu’à cela ne tienne, Camus le
réécrit, remaniant l’intrigue mais ce roman ne cesse de lui échapper, comme
s’il n’était pas le sien.
A côté, sous forme de notes, un
autre roman prend forme : Camus imagine que son personnage de La Mort heureuse raconte
l’histoire d’un condamné à mort : « Je le vois, cet homme. Il est en moi.
Et chaque parole qu’il dit m’étreint le cœur. Il est vivant et respire en moi.
Il a peur avec moi. » dit Patrice Mersault. (le u de Meursault ne viendra que plus tard et son origine reste assez mystérieuse)
Et là, dans les propos d’un
premier personnage, est en train de naître un second personnage qui s’incarne
progressivement dans l’esprit de son auteur.
En avril 1937, Camus écrit dans
un carnet : « Récit - l’homme
qui ne veut pas se justifier. L’idée que l’on se fait de lui est préférée. Il
meurt, seul à garder conscience de sa vérité - vanité de cette
consolation. »
Il semble que l’idée du livre
vienne d’éclore. Les choses se mettent en place.
En juin 1937, il imagine les
visites d’un prêtre.
Il prend ici et là de quoi nourrir
son roman : l’enterrement de la grand-mère de sa belle-sœur qui logeait
dans un asile de vieillards à Marengo deviendra matériau narratif. Le réel se fait fiction.
Par ailleurs, Camus souhaite
revoir la forme et il note dans ses carnets des principes d’écriture :
« La véritable œuvre d’art est celle
qui dit moins », « Pour
écrire, être toujours un peu en deçà dans l’expression (plutôt qu’au-delà). Pas
de bavardages en tout cas. »
Enfin, à l’automne 1938, sur un
des carnets, on peut lire quelques lignes que l’on connaît bien « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être
hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile. « Mère décédée.
Enterrement demain. Sentiments distingués. » Ça ne veut rien dire. C’est
peut-être hier… »
Mais Camus a besoin d’argent :
son salaire de 1000 francs versé par l’Institut de physique du globe n’est pas
suffisant. Atteint de tuberculose, il ne sera pas autorisé à passer
l’agrégation de philosophie. Or, un certain Pascal Pia, frais débarqué de Paris
et souhaitant lancer un nouveau journal, le recrute immédiatement. Camus a
vingt cinq ans et vit séparé de son épouse. Il devient rédacteur en chef du
journal Alger républicain.
En tant que journaliste, il
assiste à de nombreuses audiences judiciaires, affaires de violences voire de
meurtres et observe le jeu étrange de la justice.
Au printemps 1939, il sait que
son narrateur va tuer un Arabe : les conflits entre Arabes et Européens
sont nombreux dans cette Algérie colonisée et les journaux en sont le reflet.
Par ailleurs, l’écrivain lit les
polars américains et notamment Le
facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain : ce n’est pas
tant l’intrigue qui le séduit que le point de vue adopté. La narration se fait
à la première personne du singulier. Les phrases sont courtes, sans aucune
analyse ni subjectivité. Une espèce de style minimaliste qui va enchanter
Camus.
En juillet 1939, alors qu’il est
en vacances à Oran, on lui raconte que deux Arabes étant allés marcher sur une
plage réservée aux Européens, une bagarre a éclaté, épisode qui rappelle le
crime de Meursault sur la plage.
Il commence à écrire L’Étranger l’été 1939.
Fin 1939, on peut lire dans son
carnet : « Cette histoire
commencée sur une plage brûlante et bleue, dans les corps bruns de deux êtres
jeunes - bains, jeux d’eau et de soleil… »
On sent que les matériaux sont là
autour de lui, qu’il ne reste plus qu’à les mettre en forme, à les emboîter.
Cette œuvre est désormais en lui. Il
dira plus tard, alors qu’on l’interroge sur la création de son
œuvre : « Quand j’avais
trouvé les trucs, je n’avais plus qu’à l’écrire. » Finalement, c’est à
Paris en 1940 où il deviendra, grâce à Pia, secrétaire de rédaction à Paris-Soir qu’il rédigera l’essentiel de
son texte, dans une chambre de l’hôtel du Poirier, rue Ravignan, à Montmartre.
Tout lui est étranger dans cette
ville où il vient d’arriver et cette sensation lui permet peut-être de mieux
exprimer sa pensée philosophique : « Que signifie ce réveil soudain - dans cette chambre obscure - avec les
bruits d’une ville tout à coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout,
sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici, à
quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici - pas
d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon coeur
ne trouve plus d’appuis. »
Cette « biographie » du
livre fourmille de détails dont je n’ai tiré que quelques exemples qui
permettent de comprendre comment cette œuvre a pris forme lentement, remplaçant
un autre roman, resté lui, à l’état de manuscrit.
La seconde partie de ce vrai
travail de chercheur porte sur la publication de l’œuvre dans une France
occupée : encore une aventure incroyable et des rebondissements qui font
froid dans le dos…
J’ai vraiment eu l’impression
d’assister aux premières loges à la naissance d’un des grands chefs - d’œuvre
du XXe siècle.
En quête de L’Étranger est donc un essai riche, très
documenté, écrit dans une langue simple et qui prend la peine d’expliquer très
clairement certains points historiques, ce qui rafraîchit la mémoire et replace
l’œuvre dans son contexte. Des cartes viennent même concrétiser le parcours du
manuscrit en 1940-41.
Vraiment passionnant ! Un
vrai roman !
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