Il l’a aimée, elle est morte. Il
l’aime encore mais elle n’est plus là. Et lui doit continuer et risquer de
l’oublier. Petit à petit, chaque jour. Un effacement lent et sûr dont il ne
veut pas. Alors, il a noté tout ce dont il se souvenait encore : un regard,
une dispute, un lieu, une lumière… avec elle. Et puis, de toutes ces notes, il
n’en a gardé que quelques- unes, pour faire un livre qu’il a intitulé Ma
nuit entre tes cils.
C’est ce petit livre à la
couverture bleu nuit que je viens de finir et je peux dire que j’ai fait une
rencontre, celle de K. Une initiale. Evidemment, je peux supposer, proposer des
prénoms. Je ne saurai jamais quel était le sien, ni qui elle était vraiment. Ce
« portrait mosaïque », ces quelques fragments réunis, ces petits
instantanés, comme un puzzle aux pièces manquantes, me permettent seulement
d’entrevoir, de m’approcher un peu d’elle, et de lui aussi.
Elle était professeur de
philosophie et avait du mal à trouver un sens à tout cela. Elle avait dû
chercher, y réfléchir longtemps. Certains ont pu penser l’avoir aidée. Mais ils
s’étaient trompés. Tous. Lui aussi, le garçon, comme elle l’appelait. Même
l’amour n’aura rien changé.
Il a tenté alors de lui redonner une forme de
vie, de la peindre en mouvement afin de « mieux (se) persuader… que le
destin aurait pu tourner autrement, qu’il n’avait rien d’une fatalité, qu’il
s’est joué à un cheveu… » Et ce petit livre nous la montre en vie, celle
qui ressent « un écrasement généralisé, sans lieu, indolore », celle
qui est « disparaissante ».
Elle est moulin à paroles, danse
le tango jusque tard dans la nuit, mange et fume comme dix, se passionne pour
l’œuvre de Thomas Bernhard, traîne dans les salles des ventes de Drouot,
contemple la vie autour d’elle, ses voisins de bistrot, les passants dans la
rue. Elle venait de « tomber très fort dans Polnareff » disait le
dernier SMS qu’il avait reçu d’elle, « relique digitale » qu’il a
effacée, par erreur. Mais rien ne l’a retenue.
Alors, pour tenter de l’empêcher
de disparaître définitivement, Grégory Cingal puise dans les mots : ils ne
sont pas forcément justes, ils mentent et déforment souvent, sont impuissants à
traduire l’immense douleur, mais ils sont là et cet « émiettement
verbal » vaut « peut-être mieux, au bout du compte, que la blancheur
abyssale de l’oubli. »
Un très beau texte sensible et
fin dont l’écriture précise, ciselée traduit la peur de l’oubli, de la
disparition, de l’extinction dirait Thomas Bernhard.
Grégory Cingal livre ici un portrait
fragmenté - parce que les mots ne peuvent tout dire, ni recréer un être de
toutes pièces - de celle qui a été sa compagne pendant dix ans, s’interrogeant
sur le rôle de l’écriture dans cette lutte contre l’absence, la disparition et
se révoltant contre l’impossibilité d’évoquer l’être aimé sans parler de
soi-même, comme si l’auteur devenait l’ombre incontournable et ineffaçable de
celle qu’il a aimée, le tuteur désormais obligé et nécessaire de la femme qui
ne peut maintenant avancer toute seule et qui n’existe, dorénavant, qu’à
travers l’autre.
L'Inconnue de la Seine
Merci pour cette belle découverte. Cela donne envie d'aller à la rencontre de K.
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