Éditions Actes Sud
★★★★★ ( J'ai adoré)
Alors,
c'est lui, le Goncourt 2017 : j'avais parié pour d'autres,
L'Art de perdre notamment. Je n'avais pas lu L'ordre
du jour, et quand je me suis retrouvée devant ce petit
ouvrage de 150 pages, je me suis dit qu'il avait dû faire fort et
que je devais avoir sous les yeux une espèce de concentré, de pur
jus littéraire. À aucun moment je n'ai douté des dons d'Éric
Vuillard que je ne connais que depuis son 14 juillet
qui m'avait ravie. Mais quand même, un Goncourt aussi « court »,
était-ce possible ? Était-ce assez « nourrissant » ?
Eh
bien oui, c'est possible : la puissance de ce que nous dit
Vuillard est là, dans ces quelques pages. Une claque, comme on dit.
Ce fut chez moi, qui ne suis pas historienne, une vraie claque. Parce
que non seulement, j'ai appris beaucoup de choses mais j'ai eu le
sentiment de les aborder, comment dire… de l'intérieur, des
coulisses.
Avec
Vuillard, en effet, on ne voit rien de loin, non, on est collé aux
gens, aux choses, on frôle les épaules, on voit couler les gouttes
de sueur, on observe les tics nerveux. On est présent avec eux, là,
dans la même salle, on respire le même air, on mange la même
soupe. Oui, les hommes politiques, puisqu'il s'agit d'eux, ne sont
plus des entités abstraites, ils ont des corps, ils transpirent, ils
suent, de peur ou de honte, de colère ou de haine. Ils existent, on
les voit, on les sent, on les touche.
On
les vomit même parfois.
Et
du coup, les grands événements soulignés en rouge sur nos cahiers
d'Histoire apparaissent vraiment comme étroitement liés à la
personnalité, à l'humeur (bonne ou mauvaise, pied gauche ou pied
droit ?) de ceux qui se trouvaient là, ce jour-là, à ce
moment-là. Quand on connaît les conséquences de certaines sautes
d'humeur, ça donne le tournis !
Oui,
je le sais, ce sont les hommes qui font l'Histoire mais parfois les
événements, les dates, toujours mis en avant, semblent effacer ceux
qui en sont à l'origine. Les grands événements ont toujours
quelque chose d'inexorable. Or ce livre nous rappelle, comme le dit
Vuillard dans une interview radiophonique, que « l'Histoire
est ce que nous en faisons. »
Dans
14 juillet, l'écrivain se plaçait du point de vue du
peuple. Là, nous nous trouvons derrière l'épaule des grands de ce
monde, dans le sillage de la fumée de leur cigare et des effluves de
leur eau de Cologne. Avec Vuillard, l'Histoire est incarnée et c'est
vertigineux, encore une fois, d'imaginer que de terribles événements
auraient pu être, à peu de chose près, évités : un non
au lieu d'un oui timide, un coup de fil au lieu d'un silence réservé,
un coup de poing sur la table plutôt qu'une courbette. Parce que,
comme l'écrit l'auteur, et je pense que cette phrase est peut-être
le coeur de ce roman : « Les plus grandes catastrophes
s'annoncent souvent à petits pas. »
J'ai
lu L'ordre du jour comme une espèce de prologue en
trois actes d'une des pires tragédies de tous les temps : le
nazisme et ses terribles conséquences.
Trois
actes : les uns ont ouvert leur porte-monnaie, les autres ont
fermé les yeux, les derniers se sont tus. Les moins forts ont gagné.
Les
uns, ce sont les vingt-quatre industriels qui, le lundi 20 février
1933, donnent de l'argent, beaucoup d'argent, au parti nazi qui n'a
plus un rond : les Opel, Varta, BASF, Bayer, Agfa, Siemens...
qui remplissent les poches de Goering et de Hitler pour préparer la
campagne électorale des élections du 5 mars. « Ils se
tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à
calculer aux portes de l'Enfer ». On leur demande, ils
donnent, gentiment. (Plus tard, ils se serviront d'une main-d'oeuvre
à bon marché en la personne des prisonniers des camps...)
Les
autres s'appellent les puissances étrangères. Prenons par exemple
Halifax, Lord Halifax, président
du conseil britannique, qui en novembre 37 rencontre Goering en
Allemagne, se promène en son agréable compagnie, sourit, rit et
assure en posant sa main sur le bras de son hôte, que « les
prétentions allemandes sur l'Autriche et une partie de la
Tchécoslovaquie ne sembl[ent] pas illégitimes au
gouvernement de Sa Majesté, à condition que cela se déroule dans
la paix et la concertation. » Ah, la politique
d'apaisement… J'imagine les rires moqueurs de Goering et de son
acolyte moustachu lorsqu'ils se sont retrouvés tous les deux et
qu'ils ont reparlé des propos d'Halifax. Je les imagine se gaussant
devant ce tapis rouge extra large et moelleux à souhait qu'on
déroulait à leurs pieds. À chaque fois que je lis des textes sur
l'Histoire, je crois rêver. Allez-y les gars, amusez-vous mais ne
vous faites pas mal. Et surtout, foutez-nous la paix, on fait la
sieste ! « Oui, il n'a pas pu ne pas deviner, sous le
masque pâteux et boursouflé, le noyau effrayant. » Il l'a vu
mais il s'est tu.
D'ailleurs,
je parle de tragédie mais vous savez, on rit beaucoup dans L'ordre
du jour : de la naïveté par exemple des gouvernements
français et britannique. Une scène du récit est à ce titre
purement incroyable : le 12 mars 38, tandis que l'Allemagne
envahit l'Autriche, au 10 Downing Street, Chamberlain reçoit
l'ambassadeur Ribbentrop qui, pour retarder une éventuelle action du
côté britannique, raconte à l'assemblée, avec moult détails,
calembredaines et calembours, ses parties de tennis et celles de Bill
Tilden. Ah, ah, on se marre ! Et de faire durer le plaisir le
plus longtemps possible devant une assemblée médusée, ennuyée et
incapable de briser le protocole. A la fin de cette soirée, se
retrouvant avec sa femme en voiture, il rit. Il s'est moqué de
Chamberlain et de Churchill, leur a fait perdre du temps : cela
s'appelle une bonne farce. Embobinés, roulés dans la farine,
bernés, pigeonnés.
Une
autre bonne farce sidérante : au procès de Nuremberg, Goering
et Ribbentrop rient en écoutant les enregistrements de leurs
échanges qui avaient pour but de piéger les services secrets
britanniques. Je lis cela. Suis-je dans une fiction ? C'est un
récit, non un roman. Est-ce à dire que c'est vrai ? Je
découvre médusée les archives de l'INA où l'on voit les nazis
rire, attention, pas des petits rires discrets (eh, les gars, un peu
de pudeur, je vous rappelle qu'il y a eu, au bas mot, soixante-dix
millions de morts...), non, aucune retenue, des fous rires et tous se
marrent du bon coup, de la bonne farce. On vous a bien eus les mecs,
hein, on a été bons ! Tous...
Hilares.
Bidonnés.
À
gerber.
La
fiction dans le réel. J'aurais préféré qu'elle se cantonne à la
littérature.
Ma
littérature chérie, protège-moi du réel.
Troisième
acte du prologue : 12 février 1938. Schuschnigg, chancelier
d'Autriche, rencontre Hitler au Berghof : il est accusé de
mener une politique anti-allemande, cela doit cesser, il doit signer
l'accord - et c'est non négociable. Quel accord ? Oh, trois
fois rien: que l'Autriche et le Reich se consultent sur les
problèmes internationaux, qu'un nazi de l'équipe du moustachu soit
nommé ministre de l'Intérieur, que les nazis emprisonnés soient
libérés etc, etc. Évidemment, transpire Schuschnigg, ça fait
beaucoup… L'autre s'agite, ses yeux noirs roulent furieusement, il
crie. Schuschnigg a chaud, il a peut-être mis un pull de trop ce
matin. Il regarde avec envie les sommets enneigés. On temporise, on
traîne, on détourne l'attention, on fait genre (pour être
moderne ... mais ça colle plutôt bien ici parce qu'au fond,
tout est joué), que penseriez-vous d'un plébiscite ? Oui,
non ? Ah bon. Puis on signe.
Oui
au fond, tout est joué et le pire de tout cela, c'est que tout s'est
joué sur du BLUFF, du VIDE, du RIEN. Il faut se tenir aux murs pour
lire ces lignes, ne plus penser aux millions de morts, à toutes ces
vies bousillées. Insupportable.
Oui,
du BLUFF parce que les forces armées françaises sont largement
supérieures aux forces allemandes et que celle qui se présente
comme la meilleure armée du monde a des blindés en carton pâte à
peine capables de franchir un petit col. Oh, l'évocation de cette
panne géante de panzers… Grotesque. Du Charlie Chaplin.
L'invincible armée qui tombe en panne toute seule. L'attaque éclair
qui devient un « embouteillage de panzers. »
Oui,
du BLUFF parce que tout est propagande, manipulation, manifestation
de forces qui ne sont pas, qui n'existent pas : « réussite
inouïe du culot ». Ils nous ont eus, on s'est fait berner.
De la poudre aux yeux.
J'en
pleurerais.
Voilà
ce que l'on touche avec les bouquins de Vuillard, la quintessence de
l'Histoire, son coeur qui est le coeur des hommes qui se sont trouvés
là. On la sent battre, cette Histoire, on sent qu'elle est
étroitement liée au tempérament de ceux qui l'ont faite, à leurs
désirs, leur volonté de puissance, leur orgueil, leur démesure,
leurs qualités d'orateur, leur pouvoir de fascination et de
séduction, leur capacité à BLUFFER, à baratiner, à épater la
galerie...
Deux
choses encore : j'ai relu récemment Le joueur d'échecs
de Stefan Zweig. Sur le paquebot qui les conduit en Amérique du Sud,
deux hommes : d'un côté, Czentovic, le champion du monde, un
être inculte, qui sait à peine lire, une brute épaisse et bornée,
cupide et froide, apathique et stupide. Face à lui B., un homme
raffiné, intelligent, cultivé, bien meilleur aux échecs que le
champion du monde. Or, B. a été arrêté à Vienne la veille de
l'Anschluss, il est resté plusieurs mois enfermé dans une chambre
et surveillé par la Gestapo. C'est là que, dérobant un manuel
d'échecs, il jouera nuit et jour, refera, mentalement, les plus
grandes parties. Mais là, sur ce paquebot qui l'éloigne de son pays
qu'il doit fuir, il est amené à jouer contre l'autre. L'autre qui
est plus faible.
Et
pourtant, c'est l'autre qui gagnera parce qu'il aura avec lui le
BLUFF. Sans aucune empathie face à un adversaire nerveux, Czentovic
a compris qu'il doit jouer lentement, très lentement. Czentovic
n'est pas intelligent mais il est rusé. Il voit que B. est tendu,
qu'il a besoin de jouer vite. (La ruse n'est-elle pas une forme
d'intelligence, me direz-vous… et puis le jeu, c'est le jeu…me
direz-vous encore...)
B.
perd. Et pourtant, c'était le meilleur, le plus fort aux échecs.
Encore
une fois, la brutalité gagne.
Oui,
je sais l'humaniste perd la partie mais il reste le meilleur, le
meilleur homme. Maigre consolation...
Zweig
se suicide après avoir écrit cette nouvelle. On est en février
1942. Je crois qu'il a tout compris : l'humanisme européen
auquel il croit est mort. L'ouverture aux autres, la mémoire,
l'intelligence, la modération, la liberté, le langage ont laissé
place au nationalisme, à l'amnésie, à la bêtise, au fanatisme, à
l'aliénation, à la violence, et au silence.
Soyons
vigilants.
Attentifs.
Au
BLUFF.
Une
dernière chose. Page 48 à 52, de L'Ordre
du jour, Vuillard fait référence à Louis Soutter, peintre,
musicien, que j'ai découvert cet été à travers le livre de Michel
Layaz : Louis Soutter, probablement.
J'ai
été
très émue de lire
ces lignes pleines
d'humanité à travers l 'évocation de cet homme dans son asile
de Ballaignes peignant avec ses doigts « ses
petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer ».
Lui, enfermé, alors que les hommes les plus dangereux se baladaient
librement. Quel contraste !
J'arrête
là, j'ai trop parlé.
Pour
finir :
L'ordre
du jour
est un bouquin vraiment puissant, poignant,
saisissant
qui mérite amplement
sa récompense.
Forcément !
RépondreSupprimerBelle critique ! Je pars me balader dans votre blog ;-)
RépondreSupprimerBienvenue alors et bonne visite...
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